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VOLUME 1
Number
2, June, 2001
Número
2, Junho, 2001
SCIENCES ET HUMANITÉS
Michel Serres
Nos dictionnaires usuels
affirment que, né à la Renaissance, le terme humaniste désigne
un expert en langues grecque et latine. Entraînée par la première
crise des humanités, cette faute de définition date ces lexiques
du XIX° siècle, moment où l’université allemande
naissante, suivie en cela par toutes les autres, européennes et
américaines, sépara, en effet, les sciences des lettres et,
du coup, redéfinit les humanités comme une spécialité
académique, une chaire de ces professeurs dont tant se moquait Rabelais.
L’encyclopédie
de Rabelais
Or, à la Renaissance,
un humaniste savait. Que savait-il ? A cette question, si étroitement
moderne, la réponse étonne aujourd’hui par sa simplicité:
il savait tout. Tout, en effet, car lire les auteurs grecs ne l’instruisaient
pas seulement de leur langue, mais aussi de ce qu’elle disait : il apprenait
donc géométrie et astronomie dans le Timée, physique
et rhétorique chez Aristote, l’histoire chez Thucydide et l’anthropologie,
déjà, dans les Histoires d’Hérodote, anatomie et médecine
par les Traités hippocratiques, etc… L’Odyssée expose la
géographie et les techniques de navigation, Xénophon l’art
de la chasse et Plutarque la morale des Vies parallèles… De même
lire Lucrèce en latin l’instruisait de physique atomique, Columelle,
Varron et Virgile d’agronomie, Vitruve d’architecture, Frontin en hydraulique
des aqueducs, Pline d’histoire naturelle… En ces temps renaissants, Machiavel
ne lit pas Tite-Live comme un latiniste, mais pour en tirer des leçons
politiques utiles. Ces dictionnaires oublient donc qu’en sachant le grec
ou le latin, les humanistes apprenaient les contenus rédigés
en ces langues. Or toutes les sciences gisaient là. L’oubli de ce
savoir global date du moment où Lucrèce passa pour un poète
mélancolique et non pour un authentique physicien, filtrage étrange
qui dénote une première barbarie consistant à se poser
la question des relations entre les sciences et les humanités.
Délivrés,
en amont, de l’université médiévale, de ses classifications
et de ses débats, mais pas encore emprisonnés, en aval, dans
les spécialités de l’université moderne, les humanistes
renaissants prétendaient à l’encyclopédie, mot forgé
par Rabelais en ces temps, ce Rabelais qui, justement, montre bien partout
qu’il sait tout. D’Érasme à Cervantès, de Dante aux
poètes de la Pléiade, tous dominent les langues anciennes
et donc leur contenu, l’ensemble des sciences disponibles, propédeutique
obligée aux découvertes de leur époque. Mais comme
souvent ces textes anciens leur parvenaient en langue arabe, ils connaissaient
parfois cette langue de communication scientifique, plus l’hébreu,
donc l’histoire des religions, plus les inventions et nouveautés
propres à leur siècle. Dès que baissent la puissance
et l’emprise universitaires, à l’âge des Lumières par
exemple, cet idéal encyclopédique revient, comme le montrent
Chambers en Angleterre et la paire Diderot-d’Alembert, en France. La Renaissance
invente le mot et pratique la chose : la Divine Comédie ou le Don
Quixote contiennent, par exemple, la cosmologie de leur temps.
Les supports et la
science moderne
Lorsque le chevalier à
la triste figure, rassemblant tout son courage, attaque, monté sur
sa Rossinante, les moulins à vent, qui ne voit que l’homme du livre
cherche à détruire les récentes inventions techniques
? On dirait un disciple de Heidegger, vitupérant les machines ou
un penseur triste de notre temps attaquant l’Internet…
De même qu’en ce qui
concerne les supports, nous vivons aujourd’hui la révolution électronique,
de même les humanistes connurent la nouveauté de l’imprimerie,
tous fils de Gutemberg en quelque manière, adoptant avec enthousiasme
les nouveaux rouages du moulin attaqué par don Quixote. Pourquoi
? Parce que l’encyclopédie changeait par elle de nature, en passant
de l’état mnémonique à l’état disponible. Lorsque
Rabelais dit préférer une tête bien faite à
une tête bien pleine, avions-nous, de nouveau remarqué qu’il
faisait allusion à l’imprimerie ? Avant elle, en effet, qui voulait
connaître l’histoire de la chute de Troie ou de la Rome impériale
devait apprendre par cœur Tacite et Homère; après elle, il
suffit de se souvenir du lieu où les livres se rangent, dans la
librairie dont Montaigne, par exemple, dispose dans sa tour. Une partie
de l’entendement se trouve libre de surcharge, moins plein, moins encombré,
moins historié, plus facile à former, plus aisé donc
à tourner vers le concret des inventions du moment. Dès lors,
la mémoire ne s’enfle plus à recueillir l’encyclopédie
des œuvres antiques, jusqu’alors le principal du savoir, mais le sujet
connaissant se repère vite dans les nouveaux supports, s’économise
donc pour jeter le principal de ses forces cognitives, dès lors
disponibles elles aussi, vers la science moderne, inventée justement
à cette époque, en raison de cet allègement, apporté
par l’imprimerie. L’encyclopédie des humanistes couronne leur compétence
gréco-latine de cette nouveauté que les Anciens n’avaient
pu concevoir.
Que sont donc l’humanisme
et les humanités ? Les retrouvailles avec le savoir de l’Antiquité,
revenu avec les traductions en langue arabe ; la mise à disposition
de l’encyclopédie antique par l’imprimerie ; plus la triade décisive
des nouveautés advenues la même année : Copernic fait
tourner le nouveau monde autour du Soleil, avant que Bruno ouvre l’univers
infini ; Mercator représente la Terre enfin entière, y compris
les découvertes américaines ; et Vésale dessine l’anatomie
enfin complète du corps. L’homme exploré sur sa planète
achevée, dans le monde des astres compris… comment ne pas penser
cette totalité, microcosme et macrocosme, comme l’objet parfait
de l’encyclopédie ?
La première crise
des humanités date donc de la naissance de l’université,
de la perte de l’idéal encyclopédique, abandon de la vision
universelle que devrait impliquer pourtant le mot université. Celle
du XIX° siècle les réduit à une spécialité
académique, à la connaissance formelle des langues anciennes,
qui, avant ce rangement, permettait d’aborder le contenu des connaissances
disponibles, comme la moindre des politesses de l’esprit.
Analyse institutionnelle
Certes, la vision du monde
change avec l’invention intellectuelle, de nouveaux supports, d’autres
organisations sociales… Mais la façade aux nouveautés cache
souvent des oublis.
Qui se rend compte, par
exemple, des catastrophes cognitives engendrées par la mise en place
et le fonctionnement d’institutions consacrées en principe au savoir
comme les Universités ? Elles donnent, certes, beaucoup d’avantages:
transmission des connaissances, constitution d’un réseau de débats
et de contrôle réciproque, stockage raisonné de données…
dont les bénéfices certains cachent, à leur tour,
des inconvénients graves comme l’explosion de l’encyclopédie
en détails menus, la perte de toute culture commune, les récompenses
accordées à qui gagne sur qui pense, et, lorsque la collectivité
croît en nombre, puissance et ressources, la précession de
la politique interne comme moyen sur la connaissance comme fin, donc la
disparition des hérétiques, anachorètes et mystiques
au profit proliférant de cardinaux orthodoxes ; la communauté,
dès lors, se fige sur des opinions correctes plus qu’elle ne réunit
sa ferveur sur la pensée, aiguë, vive et libre.
Tout à coup, disparaît
là ce que l’on pourrait appeler, de manière récurrente,
l’humanisme. Cette décadence frappa les Écoles grecques,
les Maisons de la sagesse, de langue et de science arabes, l’université
médiévale… elle s’attaque aux campus contemporains. Nous
ne nous rendons que rarement compte des oublis et des lacunes impliqués
par la classification ou le partage des savoirs. Elle ruine parfois la
connaissance et surtout la philosophie qui supposa toujours cette tradition
encyclopédique et qui exige donc de qui la pratique la globalité
des connaissances. Quiconque veut aujourd’hui devenir humaniste, au sens
de la Renaissance ou de la philosophie, devient illisible à l’Université.
Deuxième crise
: la mort des langues mortes
Plus récente, la
deuxième crise date des années 1970, quand moururent les
langues mortes, bien vivantes avant cette date, puisque, dans ma jeunesse,
nous les lisions encore aussi aisément que le journal du matin et
que la culture, pour nous, impliquait évidemment leur maîtrise.
Pourquoi moururent-elles ? Pour plusieurs raisons, dont trois :
Premièrement, en raison
de la défaite culturelle de l’Europe du Sud, en gros des civilisations
de la Méditerranée, vaincues par l’Europe du Nord, au terme
d’un Kulturkampf dont nul n’a encore écrit l’histoire pourtant capitale,
ou, par variations sur ce thème, au terme de la victoire du protestantisme
sur le catholicisme, des Ashkénases sur les Sépharades ou
les nouveautés philosophiques de langues germaniques sur les traditions
équivalentes de langues latines. L’Église elle-même
consacra cette défaite, lorsque, autour des mêmes années,
pendant le concile Vatican II, elle abandonna le latin, sa langue historique.
On peut donc dater avec assez d’exactitude la mort de la dernière
des langues mortes, pourtant universelle encore. A la fin du XVIII°
siècle, l’Académie de Dijon demanda de répondre à
la question : quelle langue deviendra universelle ? Le jury du concours
couronna un auteur allemand qui désigna le français, ajoutant
à cette décision quelques considérations annexes sur
les mérites comparés de quelques autres idiomes et concluant
que, dans le classement ainsi réalisé, un seul ne pouvait,
en aucune manière, s’imposer de par le monde : l’anglais. Donc évitez,
dans vos écrits, de vous laisser aller à quelque prophétie…
Un semblable classement ne laisse entendre maintenant aucun écho,
même lointain, des langues anciennes et latines, telles qu’elles
ont formé le vieux monde civilisé, en partant des Présocratiques
pour mourir avec la vie de votre serviteur.
Deuxième raison :
soudainement expansées, les sciences humaines remplacèrent
les humanités dans la formation technique desdits « littéraires
». La sociologie, la psychanalyse, la linguistique… forment la base
de leur savoir commun, non le grec ni le latin. Je me souviens du jour
où, stupéfaits, nous reçûmes l’ordre de changer
le fronton de nos universités, dites désormais des Lettres
et Sciences humaines : ces dernières naquirent par décret
gouvernemental. Soudain, des siècles entiers devinrent, à
nouveau, illisibles : la Renaissance elle-même, d’inspiration grecque
; l’âge classique, de souffle latin et religieux ; le siècle
des Lumières même, dont les attaques anti-chrétiennes
supposent de connaître la théologie… D’où le basculement
progressif des études littéraires vers la fin du XIX°
et le XX° siècle. La mort des langues anciennes tue, par effet
d’entraînement, une grande part des textes classiques. La même
perte se reconnaît aussi au succès des philosophes reconnus
dans et par l’université, désormais : il s’agit invariablement
de ceux dont le background vient des sciences humaines et non de
l’encyclopédie au sens de plus haut, savoir les humanités
associées aux sciences dures.
Dernière raison, mais
l’on pourrait sans doute en trouver d’autres : la décision, qui
doit dater des années 60, des familles bourgeoises de mettre leurs
enfants les plus doués dans les classes à dominante scientifique
; dès cette époque, les meilleurs des littéraires
avaient déjà glissé, en effet, dans les classes scientifiques.
Pour avoir, autour des ces années-là, fait passer des concours
dans les deux spécialités, je peux en témoigner.
Les humanités moururent
donc du renversement de hiérarchie dans les langues de culture et
de communication, puis de la croissance des sciences douces et dures.
La crise nouvelle des
sciences
Nouvelle étonnante,
pour nous, ce matin : depuis environ cinq à dix ans, les sciences
dures elles-mêmes, si sûres d’elles croyions-nous, traversent
un crise semblable à celle que nous subîmes dans les années
60 à 70. Désaffectation générale, moins de
recrutement dans les départements, méfiance, entretenue par
les médias, d’une grande partie du public envers la recherche :
le nucléaire, accusé de nous tuer à grand ou petit
feu pendant les prochains millénaires, l’Internet parfois, soupçonné
de nous rendre imbéciles et monotones, les OGM, dont on dénonce
toujours et partout les poisons… toute la technique enfin, cette odieuse
machinerie qui nous fait oublier l’Etre.
Les sciences et leur applications
ne se perpétuent dans les pays qui leur doivent leur richesse qu’à
la condition d’importer des savants des pays pauvres et sans ressources
qui, ainsi, s’en verront encore plus dépourvus. Récemment,
nous avons pu lire dans les journaux la décision du gouvernement
américain d’augmenter le nombre des visas pour les spécialistes
d’informatique, dont manque cruellement la Silicon Valley, à partir
de l’Inde du Sud ou de l’Asie du Sud-Est. Le brain drain continue la Traite
des esclaves. Cela signifie-t-il que, désormais, ingénieurs,
savants et chercheurs vont tomber dans le même mépris que
les latinistes ? Je le crois.
On peut aisément
trouver les causes de cette nouvelle crise ; parallèle à
la nôtre, elle a des raisons parallèles, dont la décision
des familles de mettre dans les classes de commerce ou de droit, des enfants
qui feront plus d’argent dans les métiers d’avocat ou de manager
que s’ils devenaient des chercheurs mal payés… L’apprentissage des
sciences, autrement plus difficile que celui de la publicité, ressemble,
aussi, à celui du grec, plus exigeant que celui de la sociologie.
D’autre part, dès que l’on peut acheter des chercheurs, des inventions,
des secrets de fabrication, il suffit d’avoir de l’argent pour se procurer
du savoir. Et ce qui peut s’acheter perd vite de sa valeur.
Question : que ferons-nous
lorsque nous aurons, à nouveau, totalement épuisé
les ressources humaines et savantes des pays du Tiers-Monde ? L’argent
travaille, ici, à terme, à sa propre extinction.
Pleurer ou ne pas pleurer
?
Il n’y a plus d’humanités,
au sens où tous les littéraires avaient pour culture commune,
et comme la moindre des politesses, la connaissance vivante des langues
mortes. Beaucoup pleurent donc cette mort de ces idiomes-là. Certes,
j’entends souvent, depuis, célébrer de grandes découvertes
suscitées par cette ignorance. Mais je refuse de pleurer devant
vous. Les regrets n’incitent point à penser.
Question parallèle,
actuelle et brûlante : dans quel avenir rapproché une semblable
conférence constatera-t-elle qu’il n’y a plus de science ?
Il n’y a plus d’humanités
ni de sciences associées à elles ; je regrette donc plutôt,
quant à moi, la perte de l’idéal renaissant authentique ;
non point la disparition d’une spécialité ou deux, car ces
pertes et profits scandent constamment l’histoire des universités,
même dans les sciences dures, mais la fin du rêve de la connaissance
intégrale. En effet, il réunissait deux exigences désormais
en crise toutes deux, les sciences et les humanités. Dans
cette association pourtant réside l’humanisme vrai, cette encyclopédie
que j’ai tenté de pratiquer toute ma vie.
L’encyclopédie
toujours vivante
Car la connaissance, l’invention,
la pensée, la joie enfin de travailler dans le champ de la culture,
ne peuvent pas se réduire à un membre séparé
de l’organisme vivant. L’attachement à une spécialité
universitaire ressemble au fétichisme morbide d’un amant qui n’apprécie
de sa maîtresse que le pied ou la chevelure, pis encore un ruban
de son vêtement. De l’activité de connaître, je m’approche
normalement, au sens médical du terme : j’aime le corps entier de
mon amante et refuse de jouir à le découper en morceaux.
Par conséquent, la
connaissance du latin ou du grec, mais pourquoi pas aussi du zoulou et
du ouolof, ne se sépare point, pour moi, de celle de la géométrie,
de la physique ou des sciences biochimiques du vivant ; inversement, comment
ne pas célébrer la beauté des paysages où les
sciences nous introduisent ? Cette splendeur mérite des poètes
sublimes. Donc Lucrèce écrit de la vraie physique, accompagnée,
certes, du génie de la mélancolie. Pascal médite sur
les fins dernières, mais en s’inspirant des concepts qu’il forge
dans ses Sections coniques ou au Traité du triangle arithmétique.
Zola passionne par des romans que nous comprenons mieux grâce aux
découvertes de son temps sur l’hérédité. Au
contraire de découpages navrants, les auteurs dont l’œuvre se passe
des connaissances de leur temps font exception. Pourtant admirateur de
Musil et de Mann, romanciers encyclopédistes, Milan Kundera symétrise,
en quelque sorte, mon idée, lorsqu’il souligne que certains romans
du XVIII° siècle lévitent quand Newton découvre
la pesanteur et que Flaubert décrit la stupidité en plein
cœur de l’intelligence savante ; mais combien de sciences a-t-il absorbé
pour dénigrer celle de Bouvard et Pécuchet ? A la manière
d’Aristophane se moquant de Socrate, suspendu en l’air, la littérature
réagit, ainsi, en riant, à la science. Qui dira si Calvino
en sourit ou la respecte ? D’Homère à Valéry, aucun
écrivain de quelque valeur ne distingua jamais les sciences des
humanités.
Mais, à l’intérieur
de l’université, qui pose en vain la question de leurs rapports,
les latinistes se fichent de la physique et les classicistes de l’arithmétique
; réciproquement, les savants méprisent des textes réduits
désormais à la poussière ; deuxième barbarie.
Vieillesse et jeunesse
J’ai donc constaté,
pendant ma vie solitaire, à quel point cette encyclopédie,
vivante pendant toute notre histoire, devenait peu à peu illisible.
Or au moment même où s’achève cette vie, ma vie, universitairement
perdue et biologiquement au bout de sa course, j’aperçois le commencement
de nouvelles humanités, d’une aurore renaissante, que je célèbre
maintenant pour l’avènement de l’an 2001, vrai début du millénaire.
L’ancien humanisme, qui
transformait un homme tout court en un uomo di cultura, donnait une épaisseur
temporelle à sa pensée, à sa culture, à ses
émois et à ses inventions ; elle valait d’être vécue
au point qu’aucune autre vie peut-être n’en égalait la magnificence.
Elle risquait peu de répéter, puisqu’elle savait que la rupture
de symétrie impliquée dans la théorie du Big Bang
par la relativité se trouve déjà chez Lucrèce.
Le philosophe encyclopédiste se trouvait, même jeune, dans
l’état d’un vieillard enrichi d’une expérience formidablement
accumulée. Jusqu’à hier matin, il avait quatre millénaires
d’âge moyen. Le sociologue a un siècle et demi, l’âge
d’Auguste Comte, un enfant ; un géomètre, en comparaison,
a au moins quinze cents ans. Dans la famille des savants, nous jouions
donc le rôle d’ancêtre. Pour les décisions à
long terme, il arrivait arrivait même que de grandes affaires ou
des politiques nous consultassent, comme dans les tribus africaines ou
les villages de mon enfance, l’on prenait avis des vieillards, considérés
comme la bibliothèque du lieu. Or, comme dirait Robert Harrison,
tous saisis tout à coup par la néoténie culturelle
qui nous rabat vers le présent, nous retrouvons le dialogue qui
ouvre le Timée : en faisant du passé table rase, nous
devenons tous des petits enfants. Chacun veut même inventer une discipline
nouvelle destinée à survivre moins que son auteur : la grammatologie,
la médiologie… La mort des humanités au sens complet que
je donne ici à ce mot réduit le temps au présent.
Le Grand Récit
des sciences
Et pourtant non, car voilà
l’immense merveille contemporaine : au moment même où, comme
à la Renaissance nous changeons de support avec les nouvelles technologies,
au moment où nous habitons un univers et une Terre nouveaux, par
l’astrophysique et la tectonique des plaques, et où notre corps
a muté comme jamais il ne le fit au cours de l’hominisation dans
sa durée tout entière, au moment donc où des Copernics,
des Mercators et des Vésales reviennent plus nombreux et plus profonds
que ces précurseurs, nous disposons enfin d’un Grand Récit,
esthétiquement magnifique et si largement déployé
dans l’espace et le temps que jamais il ne s’en trouva de plus long, de
plus probable et même de plus vrai, puisque toutes les sciences travaillent,
en parallèle et sans cesse, à le rectifier… ô
miracle supplémentaire, aucun ne fut jamais plus universel parce
que commun à l’humanité tout entière.
Nous venons de passer l’âge
de dix milliards d’années.
Depuis que le Big Bang, lui
encore, se mit à construire les premiers atomes dont la matière
des choses inertes et de notre chair même se compose, depuis que
se refroidirent les planètes et que notre Terre devint un réservoir
des matières, plus lourdes encore, dont nos tissus et nos os se
forment, depuis qu’une étrange molécule d’acide se mit, voici
quatre milliards d’années, à se repliquer telle quelle, puis
à se transformer en mutant, depuis que les premiers vivants se mirent
à coloniser la face de la Terre, en évoluant constamment,
laissant derrière eux plus d’espèces fossiles que nous n’en
connaîtrons jamais de contemporaines, depuis qu’une jeune fille,
dite Lucy, -nous la soupçonnons parfois d’un beaucoup plus grand
âge, compte tenu de l’espérance de vie en ces temps, et même,
horreur, d’avoir porté le sexe mâle- commença de se
lever dans la savane de l’Est-africain, promettant sans le savoir les voyages
explosifs de la prochaine humanité dans la totalité des continents
émergés, en cultures et langues contingentes et divergentes,
depuis que quelques tribus de l’Amérique du Sud et du Moyen-Orient
inventèrent de cultiver le maïs ou le blé, sans oublier
le patriarche digne qui planta la vigne ou le héros indien qui brassa
la bière, domestiquant ainsi pour la première fois des vivants
aussi minuscules qu’une levure, depuis que commença l’écriture
et que certaines tribus se mirent à versifier dans les langues grecques
ou italiques … alors le tronc commun du plus grand récit commença
de croître, en effet, pour donner une épaisseur chronique
inattendue, réelle et commune à un humanisme enfin digne
de ce nom, puisque peuvent enfin y participer toutes les langues et cultures
précisément venus de lui, unique et universel puisqu’écrit
dans la langue encyclopédique de toutes les sciences et qu’il peut
se traduire dans chaque langue vernaculaire, sans particularisme ni impérialisme,
comme au matin de la Pentecôte.
Pourquoi donc pleurer
de perdre un récit court d’à peine deux millénaires
quand nous en gagnons un de huit à dix milliards d’années
? Pourquoi déplorer la perte d’une culture réduite à
ce qui se faisait aux bords d’une seule mer, alors que nous étendons
la nouvelle à la communauté des hommes, en théorie
et en réalité, dans l’espace et dans le temps et que nous
raccrochons enfin les humanités anciennes, locales et particulières,
à un humanisme enfin proche de son sens universel ?
La mosaïque des
cultures
Rien pourtant dans cette
épopée longue ne nous console ni ne nous protègera
de ne pas nous entendre parce que nous ne parlons pas les mêmes langues,
de nous haïr parce que nous ne pratiquons pas les mêmes religions,
de nous exploiter pour que nous ne vivions pas aux mêmes niveaux
économiques, de nous persécuter parce que ne disposons pas
des mêmes formes de gouvernement… ainsi rien n’évite que nous
ne nous assassinions les uns les autres pour toutes ces raisons. Je vous
entends et vous avez raison. Pis encore, l’ancienne culture, celle que
pleurent certains, pourtant fondée sur l’horreur de la guerre de
Troie ou l’interdiction du sacrifice humain sous le poing d’Abraham, père
des monothéismes, ne nous a jamais délivré de ces
violences infernales, au quotidien de l’histoire, ni des massacres de gaulois,
d’indiens, de cathares ou d’aborigènes, ni d’Auschwitz ni d’Hiroshima.
Les sciences ne disant pas le sens ; seules les cultures l’annoncent.
Nous autres, professeurs,
parfois humanistes au sens plein, ne disposons ni du pouvoir politique,
ni des forces armées, ni d’argent, et fort heureusement. Nous n’en
ferions pas meilleur usage que chacun et tout le monde, nous l’avons, hélas,
montré mille fois. Combien peu d’hommes dits de culture savent que
la vraie culture se reconnaît à ce qu’elle permet à
un homme de culture de n’écraser personne sous le poids de sa culture
? Nous ne disposons donc que du langage et, parfois, de l’enseignement.
Nous ne pouvons donc que travailler à long terme. Exactement dans
l’immense terme du grand récit.
Comment donc répondre,
avec nos moyens spécifiques, à ces questions douloureuses,
sans doute émanées du problème du mal, dont nous restons
inconsolables ? Comment travailler à la paix, le plus haut de tous
les biens collectifs. Non pas y penser, non pas en parler, non pas réunir
des colloques toujours inutiles, mais réellement y contribuer ?
Je vous propose donc une
action propre à l’état d’humaniste, au sens que je viens
de définir. Le voici.
APPEL AUX UNIVERSITÉS
DU MONDE ENTIER
Pour la création d’un
COMMON KNOWLEDGE
HUMANISM for HUMANITY
Préoccupés par les incompréhensions
et les guerres entre les peuples, nous soussignés pensons que la
mise en place d’un tronc commun de savoir (a common knowledge) qui réunirait,
petit à petit, tous les hommes, en commençant par les étudiants,
favoriserait l’avancée de la paix dans le monde. Cet humanisme universel
contribuerait à créer une mondialisation pacifique.
Nous demandons aux présidents des
Universités du monde entier de vouloir bien consacrer la première
année de leur enseignement à un programme commun qui permettrait
aux étudiants de toutes les disciplines et de tous les pays d’avoir
un horizon semblable de savoir et de culture ; à leur tour, ils
le propageraient.
Nous leur suggérons seulement un
cadre général qu’ils moduleront selon leur spécialité,
leur culture et leur bonne volonté.
Ce cadre s’inspire des considérations
suivantes :
I.- Les sciences dures atteignent
déjà l’universalité ; nous les prenons ici dans leur
ensemble et selon l’évolution générale du monde que
l’encyclopédie contemporaine décrit.
II.- Les cultures, quant à elles,
forment une mosaïque d’une grande diversité de formes et de
couleurs, à l’imitation des langues, des religions et des politiques.
Le nouveau savoir humaniste assimile cet ensemble de différences.
Ce cadre se divise en trois tiers, dont
l’un est réservé à la spécialité des
études entreprises (médecine, sciences ou humanités…)
et les deux autres tiers à ce programme commun.
PROGRAMME COMMUN
pour la première année
DES UNIVERSITES
I.- Le programme courant de la spécialité
II.- Le grand récit unitaire
de toutes les sciences
Éléments de physique et
d’astrophysique : le formation de l’Univers, du Big bang au refroidissement
des planètes.
Éléments de géophysique,
de chimie et de biologie : de la naissance de la Terre à l’apparition
de la vie et à l’évolution des espèces.
Éléments d’anthopologie générale
: émergence, diffusion et préhistoire du genre humain.
Éléments d’agronomie, de
médecine et passage à la culture : le rapport des hommes
à la Terre, à la Vie, à l’Humanité elle-même.
III.- La mosaïque des cultures
humaines
Éléments de linguistique
générale ; géographie et histoire des familles de
langues. Les langages de communication : leur évolution.
Éléments d’histoire des religions
: polythéismes, monothéismes, panthéismes, athéismes…
Éléments de sciences politiques
: les diverses sortes de gouvernements. Éléments d’économie
: le partage des richesses dans le monde.
Chefs-d’œuvre choisis des sagesses du monde
et des beaux-arts : littérature, musique, peinture, sculpture, architecture….
Sites : le patrimoine de l’humanité, selon l’UNESCO.
Michel Serres
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